Côte d'Ivoire-Langues : « L'adverbe en nouchi » (Dr Dodo, sociolinguiste)
Le nouchi, parler très prisé par les jeunes ivoiriens, s’insère de plus en plus dans toutes les couches sociales. Ce code, qui a perdu son statut d’argot au profit d’un parler populaire puisqu’il n’est plus l’apanage des jeunes désœuvrés et malfrats, suscite beaucoup de curiosité et d’intérêts de la part des chercheurs. De ce fait, décrire ce parler relève d’une grande complexité du fait de son hyper dynamisme.
Toutefois, nous nous essayerons à une description morphosyntaxique de l’adverbe dont ces apparitions en nouchi sont assez intéressantes. L’adverbe selon le Petit Larousse est un « mot invariable dont la fonction est de modifier le sens d’un verbe, d’un adjectif ou d’un autre adverbe ». Par ailleurs, Gherasim P. (2010) distingue deux formes d’adverbes : les formes simples (bien, grandement, bientôt, etc.) et les formes complexes en l’occurrence les locutions adverbiales (au-dessus, tout à fait, in extenso etc.).
Cette étude permettra de voir comment se manifeste l’adverbe en nouchi. Pour cette description, l’accent sera mis sur les adverbes de manière, lieu, intensité et temps (Dodo J-C et Allou S., 2014). Au vu de cette définition, notre curiosité sera de savoir les constituants susceptibles d’avoir la fonction de l’adverbe en nouchi.
1.1. Les occurrences de l’adverbe en nouchi
Les adverbes de manière, lieu, intensité et temps ont des apparitions et formes diverses dans les différents énoncés.
1.1. Les adverbes de manière
Ils peuvent apparaitre sous la forme d’un mot rédupliqué (idéophone ou onomatopée) et d’un groupe prépositionnel (en+nom/adjectif ).
1.1.1. Le mot redupliqué (réduplication)
En général, ces mots rédupliqués (idéophone ou onomatopée) sont des emprunts aux langues locales ou étrangères africaines. Pour la plupart, la réduplication dans ces langues a une valeur d’intensité.
E1 Vetcho daba chap-chap.
[vetʃo daba ʃap ʃap]
Hervé mange rapidement.
E2 Vetcho daba zouin-zouin.
[vetʃo daba zwɛ̰zwɛ̰]
Hervé mange lentement.
Chap-chap mot issu de l’anglais argotique (Nigeria, Ghana, Kenya) exprime la vitesse, la rapidité. Alors que zouin est un mot provenant du baoulé signifiant la lenteur, la nonchalance.
1.1.2 La forme en + nom/adjectif
Pour exprimer une action faite en groupe ou dans la simultanéité, on se sert de « en + gbonhi » qui est un nom commun. Pour retrouver la forme « radical + ment » du français, certains adverbes de manière, en nouchi, se manifestent par l’adjonction de « en » et d’un adjectif.
E3 Les gopios ont daba en gbonhi.
[lɛ ɡopjo ɔ̰ daba a̰ ɡbɔ̰ji]
Les enfants ont mangé ensemble.
E4 Celio a agi en gbrougbrou.
[seljo a aʒi a̰ ɡbʀuɡbʀu]
Marcel a agi brutalement.
E5 Den’co a agi en malo.
[dɛnko a aʒi a̰ malo]
Denis a agi malhonnêtement.
Gbonhi a pour sens premier « famille », « groupe ». Pris dans ce contexte, il signifie une action commune ou simultanée. Gbrougbrou est un lexème qui signifie « brutal », « violent ». En l’adjoignant à la préposition « en », il donne « brutalement ». C’est pareil pour le terme malo qui veut dire « malhonnête ».
1.2 Les adverbes de temps
Dans la plupart des cas, ce sont des adverbes empruntés aux langues locales ou étrangères. Par ailleurs, on note également la présence des adverbes du français. Certains demeurent tels quels. A contrario, d’autres sont modifiés ou prennent carrément une autre forme.
E6 Charly a pan déjà ou Charly a déjà pan.
[saʀl a pa̰ deʒa]
Charles est déjà parti.
E7 Jamcoco, je vais fraya mon lôgônou (glôki).
[ʒamkoko ʒe vɛ fʀaya mɔ̰ lɔgɔnu (ɡlɔki)]
Je ne vais jamais fuir mon pays.
E8 Les kpêkpêros s’enjaillaient et un coup la pluie à commencer à dja.
[lɛ kpɛkpɛʀo sa̰ʒajɛ e ḭ ku la plɥi kɔma̰s a dʒa]
Les enfants jouaient, soudain il a commencé à pleuvoir.
E9 Ma madré béou kôdré au goula.
[ma madʀe beu kɔdʀe o ɡula]
Ma mère va toujours au marché.
E10 Ya longtemps je suis calé dans l’allée.
[ya lɔ̰ta̰ ʒe sɥi kale da̰ lale]
J’ai longtemps attendu ici.
E11 On a qu’à décaler mainan.
[ɔ̰ na ka dekale mɛna̰]
Allons-y maintenant.
Kôdré est un emprunt (adverbe) au bété (langue ivoirienne) qui gardé le même sens en nouchi. Déjà et longtemps sont des adverbes du français ayant conservés leur sens d’origine en nouchi. Par contre, jamais et maintenant ont subi un changement phonétique. Ce qui donne respectivement jamcoco ou jamco et mainan. Quant à un coup, il a complètement changé de sens. Il signifie en nouchi soudain au lieu de une fois en français standard.
1.3 Les adverbes d’intensité (quantité)
Ils sont constitués d’un groupe prépositionnel (en+nom/adjectif), d’adverbe, d’adjectif, d’idéphone, d’emprunts et également de mots allongés syllabiquement.
E12 Nabil a full de kpêkpêros.
[Nabil a ful də kpɛkpɛʀo]
Nabil a beaucoup d’enfant.
Full (mot anglais) : plein
E13 Nabil a des fils en tuss.
[nabil a dɛ fis a̰ tys]
Nabil a peu d’enfants.
Tuss : peu / petit
E14 Drogba est mal rouge.
[dʀoɡba ɛ mal ʀuʒ]
Drogba est très performant (en pleine forme).
Mal (adv): très /trop
E15 Drogba est rououge !
[dʀoɡba ɛ ʀuuʒ]
Drogba est très fort.
Rououge : très fort
E16 Cette tchoffe a bon cœur en gbê.
[sɛt tʃɔf a bɔ̰ kœʀ]
Cette femme est vraiment gentille.
Gbê : vérité
E17 Cette tchoffe a trop bon cœur
[sɛt tʃɔf a bɔ̰ kœœʀ]
Cette femme est tellement gentille.
E18 Cette tchoffe a mal bon cœur.
[sɛt tʃɔf a mal bɔ̰ kœʀ]
Cette femme est trop gentille.
Mal: trop
E19 Nadège est mal kpata.
[nadɛʒ ɛ mal kpata]
Nadège est très belle.
Mal (adverbe): très / trop
E20 Les gos sont versée wahaa.
[lɛ ɡo sɔ̰ vɛʀse waa]
Il y a beaucoup de filles.
wahaa (idéophone): beaucoup
E21 Abou dégamme maal.
[abu deɡam maal]
Abou se comporte très mal.
Maaal: très mal /trop mal
Full est un emprunt de l’anglais qui signifie plein pris dans le sens de l’adjectif. En nouchi, il désigne l’adverbe beaucoup. La forme adverbiale, « en + adjectif/nom » est mise en évidence ici par en tuss (peu) et en gbê (vraiment). L’adverbe mal a été resemantisé. Il signifie « très » ou « trop » comme on peut le constater dans les E14, E17 et E18. Quant à l’adverbe trop il prend le sens de « tellement » en nouchi.
Nous notons, par ailleurs, la présence de l’idéophone wahaa utilisé dans plusieurs langues ivoiriennes et en FPI avec le sens de « beaucoup », « nombreusement ». A l’instar de français, l’allongement syllabique permet, également en nouchi, la création d’adverbe comme l’attestent les exemples E15 et E21.
1.4 Les adverbes de lieu
Dans les adverbes de lieu en nouchi, nous avons couloir et allée qui prédominent. Ils prennent le sens de tel ou tel adverbe en fonction de l’acte illocutoire. Leur sens est très contextuel. L’aspect pragmatique occupe un rôle prépondérant pour la compréhension de l’énoncé.
E22 Ce rôle vient d’un autre allée.
[sə ʀɔl vjɛ̰ dḭ notʀ ale]
Cette marchandise vient d’ailleurs.
D’un autre allée: d’ailleurs
E23 Les môgô du couloir sont krakra.
[lɛ môgô dy kulwaʀ sɔ̰ kʀakʀa]
Les gens d’ici sont des durs à cuir.
Du couloir: ici
E24 Yao est dans l’allée.
[jao ɛ da̰ lale]
Yao est dehors ou Yao est là.
E25 Va zié dans l’allée.
[va zje da̰ lale]
Va voir dehors.
E26 Tu vas voir ce rôle dans tous les allées.
[ty va vwaʀ se ʀɔl da̰ tu lɛzale]
Tu trouveras cette marchandise partout.
E27 Ya longtemps je suis calé dans l’allée.
[ya lɔ̰ta̰ ʒe sɥi kale da̰ lale]
J’ai longtemps attendu ici.
Dans l’allée: ici
L’allée et couloir ont respectivement pour sens premier « rue » et « lieu de prédilection ». Cependant dans divers contextes et adjoints à d’autres syntagme, ils changent de sens. Comme nous le constatons dans les exemples ci-dessus (d’un autre allée : « ailleurs » ; dans l’allée : « là », « dehors » ; dans tous les allées : « partout », du couloir : « ici »).
2. De la position de l’adverbe dans l’énoncé nouchi
Nous situons ici la position de l’adverbe en fonction de celle du verbe. Ce qui donne alors trois positions possibles pour l’adverbe dans l’énoncé en nouchi. Certains adverbes sont exclusivement placés avant le verbe. Tandis que d’autres se ne positionnent qu’après le verbe. Toutefois, il y a une catégorie d’adverbe qui peut être placé avant ou après le verbe.
2.1. L’adverbe antéposé au verbe
Les adverbes de manière sont uniquement antéposés au verbe comme nous pouvons le constater dans les exemples ci-dessus (de E1 à E2). Ce type d’adverbe ne peut avoir d’autre position dans l’énoncé nouchi.
2.2. L’adverbe postposé au verbe
Quand nous observons les exemples de E12 à E21, il ressort que les adverbes d’intensité se placent exclusivement après le verbe. Une autre position que celle susmentionnée n’est pas attestée dans ce parler.
2.3 L’adverbe pouvant être antéposé ou postposé au verbe
Les adverbes de temps et de lieu sont soit antéposés ou postposés au verbe. Leurs différentes positions dans l’énoncé n’ont pas d’incidence sémantique. Ils ne sont pas confinés dans une seule position comme c’est le cas des adverbes de manière (antéposition) et des adverbes d’intensité (postposition).
Conclusion
Au vu de ce qui précède, il est constaté que la forme et la position de l’adverbe dans les énoncés en nouchi sont très variées comme l’attestent les exemples susmentionnés. Ainsi, il peut être :
- un groupe prépositionnel: en+nom/adjectif ;
- un adverbe (ayant subi un changement phonétique ou resemantisé) ;
- un mot avec allongement de la dernière syllabe ;
- un emprunt (un adverbe, un mot redupliqué, une onomatopée, un idéophone)
En outre, le sens de l’adverbe en nouchi parait très contextuel. De plus, l’aspect pragmatique occupe un rôle prépondérant pour la compréhension de l’énoncé.
In fine, la manifestation de l’adverbe en nouchi montre qu’elle est une « anti-langue » (Kießling, R. et Mous, M., 2010) en pleine construction et tendant vers son autonomie dans la mesure où elle s’éloigne progressivement de sa langue source le français standard.
Dr Jean-Claude Dodo, sociolinguiste,
enseignant-chercheur,
Université Félix Houphouët-Boigny,
Abidjan-Cocody, Côte d'Ivoire